mercredi 20 juillet 2011

L’affaire Karachi et ses conséquences en matière de sûreté d’entreprise

L'attentat de Karachi - 8 Mai 2002 (Crédits: STR New / Reuters)

En tant qu’acteurs de plus en plus importants sur la scène internationale, les entreprises multinationales se révèlent devenir les cibles potentielles et donc les victimes d’actions terroristes. Comme le rappelle Alain Bauer, non sans arrière pensées, les entreprises engagées sur un marché international sont exposées au « chaos mondial » .
L’épée de Damoclès qui pointe sur elles se traduit notamment par un risque aux dimensions multiples qui se doit d’être pris en considération.

Le 8 mai 2002, à Karachi, au Pakistan, des ouvriers de la Direction des Constructions Navales (DCN) logeant à l’hôtel Sheraton montent dans un bus de la Marine pakistanaise qui doit les conduire, comme chaque matin à la même heure, à l’arsenal de la ville où ils y assurent une assistance technique pour la construction d’un sous-marin. A 7h45 heure locale, un véhicule conduit par un kamikaze vient percuter le flanc du bus et explose au contact de celui-ci. Quatorze personnes (dont onze français, employés de la DCN) trouvent la mort dans cet attentat et douze autres sont blessées.
Le 15 janvier 2004, le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de la Manche (TASS) estime que l’attentat, qui présente les caractères d’un accident du travail, n’a été rendu possible que par la faute inexcusable commise par l’employeur qui n’avait pas pris les mesures propres à assurer la sécurité de ses salariés. Après cette décision, Michèle Alliot-Marie, alors Ministre de la Défense, déclare à l’Assemblée Nationale qu’il ne sera pas fait appel de ce jugement, précisant qu’ « il serait intolérable de mettre en cause le supplément d’indemnisation accordé par le tribunal [...] aux familles des victimes ». Le Parquet renonçant à faire appel, les ayants droit des victimes peuvent enfin jouir de la réparation de leur préjudice moral du fait de la perte d’un parent.

C’est au terme de cette décision que naît l’affaire de la « jurisprudence Karachi ». Au-delà du vif émoi, l’ensemble des entreprises exerçant une activité économique dans des pays où le risque est élevé se sont interrogées sur les procédures de sûreté qui permettraient d’éviter que ce drame se reproduise. Si l’indemnisation des familles est pour le moins légitime, la responsabilité de la DCN en tant que personne morale n’est cependant pas aussi évidente.
Dès lors, quelles sont réellement les conséquences pour l’entreprise multinationale, évoluant dans des pays à risque ? Quels enseignements tirer de cette affaire ?

D’un point de vue légal, la jurisprudence Karachi a étendu l’obligation de sûreté de l’entreprise, ce qui rendait nécessaire une révision des procédures de sûreté. Mais les conséquences dépassent le simple cadre juridique, l’affaire ayant profondément modifié la perception du risque par l’entreprise et ses salariés.


UNE NÉCESSAIRE REVUE DES PROCÉDURES DE SÛRETÉ POUR L’ENTREPRISE EXPOSÉE AU RISQUE TERRORISTE

L’attentat de Karachi a modifié la nature et la teneur des obligations légales incombant à l’entreprise en matière de sûreté. Tant l’attentat lui-même que l’arrêt y afférant ont eu des conséquences sur l’organisation même de l’entreprise, passant notamment par le renforcement du rôle de la sûreté dans le pilotage d’activités économiques.


Les conséquences légales de la jurisprudence Karachi, ou l’extension de l’obligation de sûreté

La seule « jurisprudence », c'est-à-dire un précédent juridique ayant l’autorité de force jugée, qui existe est une jurisprudence rendue par une juridiction civile (TASS de la Manche, 15 janvier 2004, précité). Quelques enseignements méritent d’être tirés de la présente affaire.

La responsabilité civile de l’entreprise face au risque terroriste

En l’espèce, les ayants droit d’une des victimes reprochaient à l’employeur, DCN, de ne pas avoir pris les mesures de diligence suffisantes pour assurer la sécurité des salariés. Le TASS de la Manche a été saisi d’une action en reconnaissance de faute inexcusable intentée à l’encontre de DCN. Les ayants droit demandaient la réparation de leur préjudice économique sous la forme d’une majoration de rente d’accident du travail. Ils invoquaient ensuite leur préjudice moral du fait de la perte d’un de leurs proches (époux et père, en l’espèce), et en demandaient l’indemnisation.
Le régime commun de responsabilité civile est fondé sur les articles 1382 et 1383 du Code Civil. Le cadre des accidents du travail appartient à un régime spécifique de responsabilité, exclusif du droit commun, lorsque la victime d’un accident est salariée d’une entreprise et que celui-ci survient pendant le temps de travail. On notera dans ce cas que les organismes de sécurité sociale se substituent à l’employeur, sauf dans l’hypothèse d’une faute inexcusable de ce dernier (Articles L411-1 et L452-3 du Code de la sécurité sociale).

Il existe trois critères nécessaires à l’engagement de l’entreprise exposée à un attentat.

Le premier est l’existence d’un accident du travail. Lorsque l’attentat survient au temps et lieu du travail, il revêt les caractères d’un accident du travail. Dès lors, l’attentat de Karachi constitue bien un accident du travail, et l’accident de trajet (entre hôtel et lieu de travail) ne peut être retenu. En effet, Le domicile du salarié ainsi que le moyen de transport utilisé à l’occasion ont été imposés par l’employeur, celui-ci était donc dépositaire de l’entière responsabilité des salariés.

Le deuxième est relatif au(x) fait(s) générateur(s) du dommage et au lien de causalité. La question posée au TASS de la Manche est la suivante : dans quelle mesure la faute de l’employeur DCN, et son caractère inexcusable, peut-elle susciter à son égard une obligation à indemniser les victimes (et ayants droit) des conséquences dommageables d’un acte criminel ? Cette interrogation revient à rechercher la nature du lien de causalité entre les faits générateurs et le dommage, et à déterminer par quel moyen doctrinal apprécier ce lien de causalité: Théorie de la causalité adéquate, ou équivalence des conditions ? La Cour de Cassation a tranché cette question sur des faits précédents (Cass. soc., 31octobre 2002, Dalloz 2003, 644, note Y. Saint-Jours) : « [...] il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident, et [...] il suffit qu'elle en ait été une cause nécessaire pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, et ce alors même que d'autres fautes auraient concouru à la réalisation du dommage ». Il suffit donc que l’attentat et ses conséquences dommageables aient été rendus possibles notamment par le comportement de l’employeur, indépendamment de la responsabilité des terroristes, pour fonder l’argumentation de l’action en réparation intentée. C’est donc bien le principe de l’équivalence des conditions (voir rappel de ces notions en fin d'article) qui a été retenu, grâce auquel le juge de l’affaire peut retenir plus facilement la responsabilité de l’entreprise. Il faut comprendre ce choix comme s’inscrivant dans la logique indemnitaire du droit civil de la responsabilité. Ce n’est pas une politique juridique contre les entreprises, mais bien une politique en faveur des victimes, suivant la droite ligne traditionnelle du droit français de la responsabilité. Le caractère inexcusable de la faute doit ensuite être prouvé.

Le dernier critère a trait au caractère inexcusable de la faute de l’employeur. Dans le cadre d’un accident du travail, il ouvre aux victimes des droits supplémentaires qui peuvent engager directement la responsabilité de l’entreprise, afin d’obtenir une indemnisation intégrale de leur préjudice et n’ont plus à se contenter des prestations forfaitaires de base des caisses de sécurité sociale. En vertu d’une jurisprudence bien établie (Cass. soc. 28 février 2002, Dalloz 2002, 2696, note X. Prétot ; Cass. soc. 11 avril 2002, Dalloz 2002, 2215, note Y. Saint-Jours), Une obligation générale de sécurité et de résultat pèse sur l’employeur en vertu du contrat de travail qui le lie au salarié. Cette jurisprudence précise que : « le manquement à cette obligation [de sécurité] a le caractère d'une faute inexcusable [...] lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver ».
Dans le cadre de l’attentat terroriste de Karachi, les critères établissant la faute inexcusable de l’employeur sont les suivants :

- La conscience que l’employeur avait du danger.
- L’absence de mesure prises pour assurer la sécurité des salariés et les préserver du danger.

Concernant la conscience du danger, le TASS de la Manche estime que : « compte tenu des informations dont elle disposait à l'époque, la DCN aurait dû avoir conscience des risques majeurs d'un attentat pouvant être perpétré contre ses salariés ». Concernant (l’absence de) les mesures de sécurité, l’arrêt décrit avec précision l’absence et l’insuffisance de ces mesures, en prenant en compte le contexte politique international et pakistanais de l’époque .

Les enseignements juridiques de l’arrêt du TASS

Le premier apport de l’arrêt concerne l’obligation de prévention incombant aux dirigeants. De manière générale, des mesures doivent être prises afin de prévenir la réalisation du risque. Le Tribunal de la Manche évoque par ailleurs des mesures qui auraient dû être prises par DCN :
« [...] le contexte politique local aurait dû inciter l'employeur à des mesures de sécurité beaucoup plus drastiques qui auraient empêché la survenance d'un attentat, ou du moins en auraient considérablement diminué le risque, à savoir
- soit le rapatriement pur et simple des salariés dès le 11 septembre 2001 sans retour à Karachi au cours des mois suivants;
- soit au minimum le logement des salariés à l'intérieur même de l'arsenal, cette solution ayant semble-t-il été adoptée (depuis le 8 mai 2002 ?) par certains pays
»
Il appartient donc aux personnes désignées (directement, le dirigeant ; ou indirectement, voir infra) d’accomplir toutes les mesures afin de prévenir la survenance du risque. Il s’agit véritablement d’une démarche de management juridique du risque, afin de sécuriser le développement de l’entreprise, tout en participant à l’amélioration de sa performance.

Le second apport de l’arrêt est relatif à la délégation de pouvoirs. Dans le cas où une procédure pénale peut-être engagée, il convient au dirigeant de l’entreprise de passer par le mécanisme juridique de la délégation, afin de limiter son implication en cas de réalisation du risque (G. Clément, « La délégation de pouvoirs du chef d’entreprise en matière pénale », Petites Affiches, 22 octobre 2001, n° 210, p. 5 et s.).
La délégation de pouvoirs permet au dirigeant de transférer une partie de ses prérogatives et donc de sa responsabilité à d’autres personnes dans l’entreprise (B. Gendry, « Responsabilité pénale des personnes morales et responsabilité pénale des dirigeants : alternative ou cumul ? Portée des délégations de pouvoir », Petites Affiches, 20 novembre 1996, n° 140, p. 17). Cela amène ces délégataires à veiller à l’exécution des mesures nécessaires à la protection des salariés.
Ces sub-délégations sont possibles dès lors que le délégataire est investi de la compétence, des moyens, et de l’autorité nécessaire pour assurer réellement sa mission. Ces trois conditions sont particulièrement étudiées par le juge, et leur non-respect est sanctionné par l’inefficacité de la délégation de pouvoirs.
Afin de donner une existence juridique réelle à cette délégation, on peut conseiller diverses séries d’actions pour en assurer une totale efficacité. Tout d’abord un écrit doit être formulé, en tant qu’instrumentum, support légal de la délégation. Ensuite, une publicité de la mesure de délégation doit être effectuée à l’intérieur de l’entreprise ; des actions de formations des personnels, relatives à la sécurité et à la gestion de crise ; la fourniture d’un budget efficace aux délégataires ; et enfin l’actualisation régulière des organigrammes.

Confrontée à une interprétation extensive de l’obligation qui lui incombe, l’entreprise a dû repenser en termes organisationnels la place octroyée à la sûreté.


Les conséquences organisationnelles, ou le renforcement du rôle de la sûreté dans l'entreprise

Depuis l'attentat de Karachi, le rôle du directeur de la sûreté a été renforcé. L'attentat de Karachi a d'ailleurs permis de faire comprendre aux entreprises qui n'étaient pas dotées d'un service de sûreté au sein de leur structure de l'importance de construire leur stratégie d'entreprise sous la surveillance d'un directeur sûreté.

Selon le code du travail (article L230-2) il est de la responsabilité du chef d'entreprise d'assurer la sécurité de ses employés. Cette tâche est dans la pratique, au sein des grands groupes, attribuée au directeur sûreté et à son équipe. Ainsi, il incombe au service sécurité ou sûreté de l'entreprise de mettre en place des actions de prévention, de formation et d'information ainsi que des mesures de contrôle du respect des directives prévues pour assurer la sécurité des employés dans un environnement donné.

Plusieurs éléments doivent être considérés pour établir les règles de sécurité au sein de l'entreprise. Il s'agit d'éviter les risques, d'évaluer les risques qui selon les environnements peuvent parfois être inévitables (ex: le risque terroriste au Pakistan auquel DCN s'exposait) et de combattre les risques à la source le cas échéant. Pour pouvoir garantir ces actions, le directeur sûreté doit mettre en place des outils permettant de lister, d'évaluer et de comprendre les risques encourus par les employés sur leur lieu de travail.

Il existe une multitude de risques et le directeur sûreté, à la différence du directeur sécurité, se concentre sur les risques professionnels dit “malveillants”. Certains métiers sont plus exposés au risque de malveillance de par leur nature, d'autres du fait de l'environnement de travail. Il incombe au directeur sûreté de définir le degré de risque de malveillance auquel l'entreprise expose ses employés notamment dans le cadre d’activités à l'international. Dans le cas de Karachi, la DCN devait élever le niveau de sécurité autour de ses employés du fait de l'environnement géopolitique critique et donc du degré de malveillance auquel elle exposait ses employés. L'entreprise doit se prémunir contre le risque de malveillance, elle a une obligation de moyen vis à vis de ses employés et en cas d'incident devra faire état des moyens mis en place pour se prémunir contre ce risque.

Pour lutter contre le risque de malveillance, le directeur sûreté, doit être un perpétuel “auditeur” de la structure dans laquelle il évolue. Il doit à la fois connaître parfaitement le fonctionnement de l'entreprise et imaginer constamment des scenarii de crise simulant les agissements criminels auxquelles l'entreprise est confrontée. Le risque ne s'applique aujourd'hui pas qu'aux personnes physiques, ils touchent tous les domaines de l'activité quotidienne de l'entreprise, du secteur financier aux ressources humaines en passant par la protection matérielle et celle des réseaux informatiques, rien ne doit être laissé au hasard par le directeur sécurité qui doit pouvoir faire bénéficier son entreprise des dernières technologies pour la prémunir des différents risques pour sa sécurité.

Le directeur sûreté doit également savoir communiquer de façon claire et concise sur les risques encourus et s'assurer que les messages de sécurité qu'il souhaite faire passer soient bien intégrés par le personnel. Car au-delà des outils de protection traditionnels (vidéo surveillance, équipements de protection personnelle, sas de sécurité, accès sécurisés...), des consignes précises doivent être mis en place pour diriger les personnels en cas d'incident, d'agression ou autres scénarii pensés par le directeur sûreté.

Enfin le directeur sûreté doit également agir auprès de sa direction pour encourager le vote des budgets liés aux besoins de sécurité. La direction fait également appel à lui pour définir le degré de risque des futurs projets et établir leur faisabilité, un avis réservé du directeur sûreté n'excluant pas pour autant la mise en route du projet.

A l'heure où la mondialisation a fait reculer le rôle de l’État et mis en avant celui des firmes multinationales, celles-ci se doivent de garantir la sécurité de leurs projets notamment à l'international. Mais le bouleversement de la sûreté d’entreprise suscité par l’attentat de Karachi ne s’arrête pas au cadre légal : la mutation et la multiplication des risques contraignent l’entreprise à une adaptation permanente.

Un sous-marin français Agosta, en août 2002, à Karachi. (Crédits: AFP/AAMIR QURESHI)

LE DÉPASSEMENT DU CADRE LÉGAL

L’évolution récente des menaces montre que les risques n’ont plus de frontière commune avec le droit : l’entreprise dispose d’obligations d’ordre moral, et se doit d’apprécier au plus juste ces changements pour ne pas en être victime.

L’apparition d'une obligation morale de confiance

En interne, une obligation de préparer et rassurer les employés

A l’aube du XXIème siècle, l’entreprise se doit non seulement d’assurer la sécurité de ceux qu’elle envoie dans des zones à risque, mais plus encore de les rassurer. Pour ce faire, la première arme dont elle dispose est l’information. L’objectif est de communiquer à la personne un maximum de données utiles avant le départ. Les sources sont pour la plupart institutionnelles, émanant d’organisations internationales (OSCE, OTAN…) ou bien de gouvernements nationaux (MAE, Foreign Office, Department of State…).

Au-delà de ces données générales sur la situation géopolitique d’un pays ou d’une région, l’entreprise communique également des conseils plus concrets sur les comportements pouvant heurter la sensibilité des populations locales. Pour collecter et même transmettre ces informations, l’entreprise s’appuie le plus souvent sur des prestataires externes en complément de son propre appareil de sûreté (cabinets de conseil, d’intelligence économique…).
Une fois sur place, les employés deviennent de véritables relais d’information pour l’entreprise, notamment grâce aux contacts noués sur place. Ce procédé s’inscrit dans la politique mise en place par certaines entreprises pour maîtriser leurs coûts en matière de sécurité. Alcan a par exemple choisi d’appliquer la méthode Lean Six Sigma (“L’utilisation de l’approche Lean Six Sigma dans l’optimisation de la sûreté”, Sécurité et Stratégie, n°1, février 2009). Basée sur cinq piliers (définir, mesurer, analyser, améliorer et contrôler), la méthode transpose des techniques de management ayant fait leurs preuves dans les secteurs de la supply chain, de l’informatique, ou plus récemment dans les services. En matière de sûreté, l’amélioration continue des procédés de remontée d’information permet un traitement plus efficace de celle-ci.

Le deuxième levier dont dispose l’entreprise est la formation. A titre d’exemple, certaines compagnies pétrolières opérant dans des zones à haut risque n’hésitent pas à financer à leurs cadres des stages simulant agressions ou autres prises d’otages. Le plus souvent animés par d’anciens membres de forces armées, ces entraînements servent à acquérir des réflexes pas toujours maîtrisés ni maîtrisables.

S’il est nécessaire, ce traitement interne des risques ne saurait être suffisant : il se doit d’être complété par un volet externe relatif à l’image de l’entreprise.

La gestion des risques externes à l’entreprise

L'image de marque d'une entreprise résulte de la perception par le public d'une multitude d'éléments physiques et immatériels. C'est une image perçue, elle peut donc être différente de l'image que l'entreprise cherche à véhiculer. Et cette image se forge à travers des composantes d'une extrême diversité dont chacune nécessite autant d'attention de la part de l'entreprise.

Parmi ses composantes se trouve la façon dont l'entreprise va réussir à se prémunir contre les scandales en tout genre : il s’agit ici du risque de malveillance, aussi bien interne qu’externe. Toute malveillance à l’égard de l’entreprise peut susciter une polémique voire même une campagne de presse hostile qu’il convient de gérer. Une entreprise reconnue comme aillant failli à mettre en place les moyens nécessaires à la protection de ses employés voit son image de marque fortement impactée auprès de l'opinion publique, mais aussi de futurs partenaires, ou d'actionnaires. L'entreprise à donc tout intérêt à se prémunir des risques de scandale pour ménager son image de marque afin d'établir un climat de confiance entre elle et ses interlocuteurs aussi différents puissent-ils être.

Le risque de réputation peut ruiner en un rien de temps l'image de marque qu'une entreprise a pu se construire en plusieurs dizaines d'années d'autant plus à une époque ou les médias, les groupes de consommateurs, les réseaux sociaux, diffusent l'information aussi rapidement. On peut penser au scandale qui a touché Nike quand les consommateurs ont eu connaissance que la sous-traitance de la marque employait des enfants ou encore de la chaîne de restaurant Buffalo Grill qui a subi une forte baisse de fréquentation quand l'information selon laquelle en pleine crise de l'ESB, la chaîne se fournissait en viande bovine britannique. Dans l’affaire de Karachi, la nature même de l’activité sur place constitue un risque supplémentaire pour l’entreprise. La DCN construisait trois sous-marins devant être livrés au gouvernement du général Pervez Musharraf. Pour se prémunir contre le scandale, les grands groupes réalisent donc un travail en amont. La due-diligence permet par exemple de s'assurer de la réputation de futurs partenaires afin de se protéger contre d'éventuels scandales liés à la corruption ou autres montages financiers douteux.

Si rien ne laissait supposer que l’affaire prendrait une telle tournure, les récents développements laissent entrevoir un dénouement modifiant profondément la nature du risque auquel la DCN était confrontée.


L’entreprise, première victime de la jurisprudence Karachi ?

De la piste islamiste au scandale politico-financier

Parallèlement à l’arrêt du TASS, l’attentat de Karachi a fait l’objet d’un volet pénal avec l’ouverture d’une information judiciaire menée par la section anti-terroriste du parquet de Paris . Dans le contexte post-11 septembre 2001, la piste du terrorisme islamique a été privilégiée, et des suspects liés à la nébuleuse Al-Qaeda arrêtés au Pakistan pour y être jugés. Mais en octobre 2008, le juge Marc Trévidic qui a pris en charge de l’instruction de l’affaire demande transmission d’un rapport de la DGSE, le rapport Nautilius. Ce rapport fait état d’un possible versement de commissions et rétro-commissions à des intermédiaires en France et au Pakistan. Dans les 162 pages du contrat, figurent une clause 47 relative aux commissions, précédée d’une clause secrète. Or aucun exemplaire intégral n’avait été versé au dossier d’instruction .

Moins de six mois plus tard, la Cour d’Appel de Karachi acquitte deux prévenus, renforçant encore un peu la piste devenue privilégiée du scandale politico-financier. Citant des sources proches du dossier, la presse parle alors du versement de commissions à des membres de l’armée pakistanaise et de rétro-commissions pour financer la campagne présidentielle Édouard Balladur en 1995. Ce dernier n’ayant pas été élu, le Président Chirac aurait alors interrompu le versement de fonds. Le mobile de l’acte terroriste passe alors dans la sphère politico-financière. Le 4 février 2010, le Parquet de Paris ouvre une nouvelle enquête préliminaire pour corruption, les plaintes des familles de victimes constituées partie civile visant cette fois de hauts responsables politiques d’une part (Édouard Balladur et son directeur de Campagne, Nicolas Sarkozy), mais également le dirigeant de la DCN et de sa branche export pour « entrave à la justice » .

Si ces récents développements de l’enquête n’altèrent en rien le caractère pénal de l’affaire, l’analyse du risque d’entreprise se trouve quant à elle profondément bouleversée.

Vers une requalification du risque incriminé

Indépendamment de l’issue des deux instructions en cours, la tournure prise par l’affaire renforce le risque de réputation de la DCN. Les plaintes à l’encontre de ses dirigeants jettent le discrédit sur l’image de l’entreprise. C’est le passage d’un risque purement externe avec l’atteinte portée à des intérêts occidentaux, à un risque hybride englobant la responsabilité pénale de ses dirigeants. La gravité des chefs d’inculpation ternit l’entreprise : la lutte contre la corruption d’argent public étranger fait partie des priorités de l’OCDE . Les entreprises ont la possibilité de se couvrir contre ces risques, en souscrivant par exemple une assurance en responsabilité des mandataires sociaux, mais pareille solution s’avère aussi coûteuse qu’efficace.

Le risque en cause dans l’affaire de Karachi mérite d’être requalifié au regard des éléments récents. Il ne s’agit plus d’une affaire de terrorisme international contemporain, mais plutôt de terrorisme d’Etat ou para-étatique avec une dimension financière. Ce type de terrorisme, très développé dans la seconde moitié du XXème siècle, n’a donc pas totalement disparu. La place prépondérante du terrorisme islamiste sur la scène internationale aujourd’hui n’a donc pas fait disparaître les formes qui l’ont précédé (Voir notamment DAVID (C.-P.), GAGNON (B.), Repenser le terrorisme : concept, acteurs et réponses, PUL, 2007.). Si l’obligation de vigilance pesant sur la DCN ne se trouve pas altérée par ce changement, se pose toutefois la question de la prévisibilité d’un tel risque, et son imputabilité à la société en tant que personne morale.

La possibilité d’attribuer les agissements à la société plutôt qu’à ses mandataires sociaux est une question délicate, l’affaire étant encore au stade de l’instruction. Soulignons toutefois que la plainte des parties civiles a été déposée à l’encontre de deux dirigeants personnes physiques. L’interprétation retient que les actes ont été commis pendant l’exercice des fonctions mais qu’ils outrepassent manifestement ce cadre. Dès lors, l’entreprise dispose même du droit de se constituer partie civile (ce qui lui permet notamment d’avoir accès au dossier d’instruction) pour voir sanctionnée la faute pénale de ses dirigeants.

Au regard de ces développements, la lecture des conséquences de l’attentat de Karachi pour l’entreprise évoluant dans les pays à risque est multiple. La DCN a failli à son obligation de sécurité, ce qui constitue une faute civile. S’inscrivant dans le contexte d’intensification des atteintes portées à l’entreprise, cette défaillance cristallise la nécessité de prendre en considération les problématiques liées à la sûreté. De réels progrès ont été réalisés ces dernières années, comme en témoigne l’augmentation des budgets de sûreté depuis 2001(Voir notamment “La rémunération des directeurs de sûreté depuis 2001”, Sécurité et Stratégie, n°2, octobre 2009).

Article rédigé avec grâce à la précieuse collaboration de Bernard Verlet et Xavier Émery (International Business Development Adviser, CIC - New York)

Notions juridiques:
Théorie de l’équivalence des conditions : Est cause tout événement à défaut duquel le dommage ne serait pas produit. Cette théorie impose d'établir un rapport de nécessité entre la cause et le dommage, la cause est donc un antécédent sine qua non du dommage. C'est la théorie la plus séduisante mais aussi la moins sélective : elle désigne tous les antécédents comme cause du dommage, ce qui fonctionne plutôt bien pour la responsabilité pour faute.

Théorie de la causalité adéquate : Selon cette théorie, est une cause l'antécédent qui rendait objectivement prévisible le dommage. Elle impose d'établir un rapport de probabilité entre l'événement et le dommage censé en résulter. Le tri est plus sélectif mais si on rassemble tous les antécédents d'un dommage, celui-ci n'est plus probable mais certain. La jurisprudence rajoute la formule « selon le cours normal des choses et l'expérience de la vie, du dommage dont la réparation est demandée ».

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