samedi 6 août 2011

Les forces armées : source d’inspiration pour la stratégie d’entreprise


Article rédigé par François Gicqueau

La stratégie d’entreprise est depuis longtemps déjà l’héritière de la stratégie militaire. L’entreprise a en effet tenté d’emprunter au monde militaire sa planification rigoureuse, l’économie des moyens, la mobilité des forces en présence, l’efficacité et l’impératif de résultat.

Le tournant de la Guerre du Golfe

Cependant, l’impact du mode d’organisation des forces armées sur la stratégie d’entreprise et le knowledge management a pris un tour nouveau depuis la fin de la guerre froide et la première guerre du Golfe en 1991. A cette époque, l’armée américaine forte de l’expérience issue de l’utilisation d’un mode de communication en réseau avec Internet (1) lance une nouvelle théorie d’organisation militaire appelée C4ISR. Cette théorie se base sur la constatation que le destin de la bataille se règle désormais particulièrement vite et que la chaine de commandement, fondée sur le mode d’organisation hiérarchique décision-exécution (Command & Control) est devenue trop peu réactive pour être efficace. L’armée Américaine décida alors de muter son mode d’organisation vers un modèle responsabilisant et autonomisant le soldat dans la prise de décision. En effet, ce dernier devient alors un véritable « acteur-veilleur-décideur » (2). Comme l’explique très clairement Aurélie Dudezert et Christophe Binot, le soldat « agit et combat sur le terrain, partage l’information qu’il observe sur le terrain, décide en fonction de l’information qu’il reçoit du réseau ainsi que de ses propres connaissances, connait les besoins des autres acteurs du réseau et leur adresse de l’information en fonction de leur centres d’intérêt. » (3).

Cela suppose que ce nouveau mode d’organisation collaboratif d’organisation militaire, appelé en anglais Network Centric Warfare, soit basé sur un mode de communication en réseau ou la circulation de l’information et des connaissances entre les différents acteurs du réseau (soldats, hiérarchie, renseignements…) et l’exploitation de cette information jouent un rôle primordial. Ce nouveau mode d’organisation des forces armées a notamment gagné en crédibilité depuis l’ouverture de la guerre au terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 où l’éloignement entre la chaine de commandement, les experts, les services de renseignements et les soldats sur le terrain rendaient nécessaire une circulation fluide et un partage accru d’information entre les différents acteurs. Le but était de répondre plus rapidement et efficacement à l’évolution de la situation sur le théâtre d’opération.

Vers une démarche de Knowledge Management

Selon l’ouvrage de David S.Alberts (4) qui a participé au travail de conception de la théorie du C4ISR, le principe de base des opérations en réseau résulte de l’autosynchronisation des forces. Afin de leur assurer une certaine flexibilité et une certaine rapidité d’exécution, les soldats, comme nous l’avons déjà précisé doivent être capable de se responsabiliser, de prendre une décision de manière autonome en fonction des informations et des connaissances dont ils disposent et sans attendre une injonction de la hiérarchie militaire. Cependant, la contrepartie de ce mode de fonctionnement en réseau est que si le soldat a la possibilité de prendre des décisions de manière décentralisée, il se doit d’informer les autres acteurs du réseau (autres unités, hiérarchie) de la moindre de ses actions. Comme le note Martin Roulleaux Dugage (5), dans un tel système, le rôle de la chaîne de commandement n’est plus de transmettre « des ordres mais des contre ordres, en particulier lorsqu’elle dispose d’informations nouvelles que les forces sur le théâtre d’opérations n’ont pas. ». A l’instar du manager dans une entreprise appliquant une démarche de knowledge management, le commandement militaire laisse la possibilité de l’initiative à ses unités, son rôle se résumant à interagir entre les différents acteurs, organiser leurs actions et accompagner leurs initiatives.
Pour Alberts, l’autosynchronisation des forces dépend de quatre facteurs :

- Les soldats doivent être capables de bien comprendre et d’interpréter les intentions du commandement
- L’information doit être particulièrement pertinente et connue de l’ensemble des acteurs
- Un tel mode de fonctionnement requiert une solide compétence de l’ensemble des acteurs acquis lors d’intense programme d’entrainement et de formation
- Les soldats doivent avoir une grande confiance (nous verrons que la confiance joue également un grand rôle dans l’émancipation de la collaboration en entreprise) dans l’information, l’équipement et les hommes (subordonnés, supérieurs, pairs)

C’est pourquoi avec une telle organisation, les académies militaires ne forment plus seulement les soldats au combat mais également à une maitrise de la communication en réseau et tout particulièrement aux techniques de la surveillance, du renseignement et de la reconnaissance (ce que l’on appellerai la « veille » en entreprise) de l’information stratégique qui sera distribué et échangé entre les différents acteurs. Cela nécessite l’apparition d’une culture de la collaboration basée sur le développement d’une attention permanente aux besoins de l’autre, de flux d’informations entre toute une kyrielle d’acteurs dépendants. Chacun doit faire preuve d’une capacité d’adaptation et de réactivité. Afin d’appliquer ce modèle d’organisation, un management spécifique des connaissances et de l’information (knowledge management donc) doit être mis en place.

D’une théorisation universitaire à une application militaire du knowledge management

Si les universitaires ont été vraisemblablement les premiers à théoriser le concept de gestion des connaissances, les militaires ont sans aucun doute été les premiers à l’appliquer de manière optimale. Martin Roulleaux Dugage (6) cite d’ailleurs l’étonnement de Thomas Friedman, qui dans son dernier ouvrage, The Earth is Flat, fait part de sa surprise à la vue d’un centre de commandement militaire en Irak où les militaires visionnent en direct le théâtre d’opération grâce à un drone posté au dessus de la scène et télécommandé depuis Las Vegas, où des experts militaires tous basés dans des endroits géographiques différents partagent leurs analyses en temps réel via un « chat », pour ensuite les transmettre aux soldats situés sur le terrain.

On constate ainsi que les forces armées américaines sont donc particulièrement rentrées dans la collaboration en réseau. Ils ont optimisé les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l’information, de la circulation et du partage transversal des informations et des connaissances entre différents acteurs, en clair ils sont passés au management de l’organisation militaire par les connaissances.

Mot sur l’auteur

Diplômé de l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (Master 2 en Géoéconomie et Intelligence Stratégique), Je suis passionné par les questions d'intelligence économique, et leurs implications en matière de stratégie d'entreprise. Je dispose d'expériences professionnelles à la fois en tant que consultant en intelligence économique, et en secteur bancaire. Je poursuis actuellement les enseignements du Master in European Business de ESCP Europe dans le cadre d'un accord d'échange avec le Management Development Institute de Gurgaon en Inde.
François Gicqueau



Notes
(1)Internet a été à l’origine conçu par le département de la Défense Américaine afin de relier ces principaux centres de recherches et de mutualiser ses équipements informatiques. Ce réseau décentralisé, prénommé à l’époque ARPANET, permettait de prévenir la destruction totale des équipements américains en cas d’attaque nucléaire soviétique.
(2)Christophe Binot, Aurélie Dudezert, Place du KM dans les nouveaux modes organisationnels : la « network centric enterprise », Vers le KM 2.0 : Quel management des connaissances imaginer pour faire face aux défis futurs ?, Vuibert, Paris, 2008, p.153
(3)Idem
(4)David S.Alberts, John J. Gartska, Frederic P. Stein, Network Centric Warfare, 2000
(5)Martin Roulleaux Dugage, Organisation 2.0 : Le Knowledge Management nouvelle génération, p.38
(6)Martin Roulleaux Dugage, Ibid., p.37

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire