jeudi 9 juin 2011

Le nucléaire syrien: surprise, interrogations, coopération? (actualisé)

Le site de Al-Kibar, Syrie

Même si les interrogations sur l’existence d’un programme nucléaire syrien étaient nombreuses au sein des services de renseignements occidentaux, la « découverte posthume » du réacteur de Al-Kibar n’en avait pas moins constitué une surprise. C'est aujourd'hui un nouveau rapport du directeur général de l’AIEA, Yukiya Amano, rendu public le 24 mai 2011, qui affirme pour la première fois suspecter très fortement l’installation détruite par les Israéliens en septembre 2007 sur le site de Dair Alzour, proche d’Al-Kibar dans le nord-est du territoire.
Affaires Internationales revient sur la découverte de ce très probable programme nucléaire syrien.

L'OPERATION ORCHIDEE

Le 5 septembre 2007, 8 chasseurs-bombardiers F-15 et F-16 décollent dans le cadre de la mission secrète Orchidée. Objectif : détruire un bâtiment apparemment anodin à l’apparence d’un site historique ottoman, à proximité de Deir-ez Zor. Les chasseurs réussirent la mission, en lâchant une vingtaine de bombes sur le site. Israël aurait déclenché la mission à ce moment précis au vue de la livraison quelques jours plutôt d’une cargaison contenant potentiellement du combustible destiné au réacteur en question, dans le port de Tartous, par un cargo nord-coréen.

Schéma de l'opération israélienne:
(Crédits: Der Spiegel)



Le site détruit serait un réacteur à graphite-gaz, très semblable au nord-coréen de Yongbyon, parfaitement adapté pour la production de plutonium de qualité militaire. Le caractère civil du réacteur n’était pas crédible. Ainsi, il ne pouvait être utilisé pour produire de l’électricité, étant de très faible puissance, éloigné de toute installation industrielle, et non-raccordé au réseau électrique du pays.
Mais un programme plus complexe aurait pu en réalité être en cours, car les zones d’ombres sur ce dossier subsistent grandement. En effet, un réacteur à graphite-gaz est un fort consommateur d’uranium , or, les services occidentaux n’ont pas connaissance d’une installation de fabrication de combustible sur le territoire syrien, alors que le site de Kibar était en outre à quelques mois d’être terminé. Par ailleurs, la Syrie devait disposer d’une installation de retraitement si Damas voulait utiliser le combustible irradié pour fabriquer une arme, or le pays ne semble pas non plus en disposer.

DES INTERROGATIONS SUBSISTENT

De nombreuses interrogations restent en suspens après une telle « découverte ». Pourquoi la Syrie se doterait-elle d’un programme nucléaire, d’une part coûteux, et d’autre part étrangement incomplet, du moins à partir des éléments connus ? De plus, quel est l’intérêt d’implanter un tel réacteur, alors que les réacteurs à graphite-gaz sont faits d’une technologie aujourd’hui complètement dépassée ?
Plusieurs hypothèses peuvent être proposées. La plus probable serait de considérer que ce réacteur est un élément délocalisé d’un programme étranger. Le site de Kibar pourrait ainsi être une police d’assurance pour Téhéran ou Pyongyang. L’autre hypothèse, moins probable, serait que le réacteur soit un élément d’un programme national. Mais l’intérêt stratégique demeure quelque peu faible, compte-tenu de l’alliance de défense entre Téhéran et Damas. Damas aurait peut-être voulu faire montre d’indépendance vis-à-vis de du régime des Mollahs, mais cela reste a priori une hypothèse plutôt marginale.

Ces interrogations ont d’ailleurs amené certains journalistes d’investigation à remettre en question la totalité du scénario « révélé » par Tsahal et les Etats-Unis. Cette hypothèse part du principe que l’installation détruite par l’armée israélienne n’a rien d’un réacteur nucléaire (ce qui expliquerait les incohérences expliquées précédemment). L’objectif de la mission, côté israélien, étant de tester et de valider grandeur nature un plan d’attaque aérien vers l’Iran. En effet, la manœuvre aurait permis d’essayer « d’affoler » les batteries anti-missile russes stationnées sur le passage des avions israélien lors du raid, car ces batteries sont les mêmes que celles qui viennent d’être installées en Iran… Les systèmes anti-missiles russes n’ayant pas réagi, les israéliens auraient donc eu les informations qu’ils voulaient. Du côté américain, la manœuvre aurait été autorisée pour impliquer les nord-coréens dans un autre scandale de prolifération (le cargo de Pyongyang s’amarrant à Tartous, précité), et ainsi de faire capoter les négociations qui étaient à l’époque en cours. Une telle initiative aurait été validée par Dick Cheney, opposant aux discussions avec le régime de Kim Jong-Il.

Au vue de telles zones d’ombre et des hypothèses de prolifération évoquées, la France ne compte très certainement pas opérer des transferts nucléaires de si tôt avec la Syrie. Néanmoins, une telle situation est tout à fait déterminante, dans le sens où, quand les pays voisins apprennent qu’un pays de la région cherche à se procurer une capacité nucléaire, le risque d’escalade grandit. Le risque pour ces pays de passer par des circuits illégaux grandit aussi. C’est pour cela que la situation syrienne montre tout l’intérêt d’une politique de rapprochement avec les pays voisins, comme le fait la France avec par exemple la Jordanie, et d’autres États de la région, au gré d’une diplomatie du nucléaire. Les deux piliers du TNP de lutte contre la prolifération et de promotion du nucléaire civil se rejoignent donc ici.

VERS UNE COOPERATION SYRIENNE AVEC L'AIEA?

Lors d'une réunion de l'AIEA à Vienne le 6 juin 2011, l'agence a pour la première fois officiellement estimé que le site d'Al Kibar était "très probablement" un réacteur nucléaire: « The Agency regrets that Syria has not cooperated since June 2008 in connection with the unresolved issues related to the Dair Alzour site and the three other locations allegedly functionally related to it. Based on all the information available to the Agency and its technical evaluation of that information, the Agency assesses that it is very likely that the building destroyed at the Dair Alzour site was a nuclear reactor which should have been declared to the Agency. Concerning the three other locations, the Agency is unable to provide any assessment concerning their nature or operational status. »

Les Etats-Unis, soutenus notamment par Londres et Paris veulent saisir le conseil de sécurité de l'ONU. Selon Washington, une résolution contre Damas serait "cruciale pour préserver la crédibilité de l'AIEA et les accords de garantie", d'après une lettre adressée aux autres Etats membres de l'agence viennoise. Sans étonnement, ce projet de résolution est désapprouvé par la Russie et la Chine. "Nous n'approuvons pas l'essentiel de la résolution et c'est pourquoi s'il y a un vote, nous voterons contre", ont indiqué les responsables russes dans une note transmise aux membres du conseil des gouverneurs de l'AIEA. Ce conseil se tient jusqu'au 10 juin 2011.

Suite à ces pressions, le régime Al-Assad tente de temporiser, et s'est engagé à "coopérer pleinement" lors d'une réunion avec des représentants de l'AIEA. Cela concerne uniquement le site de Homs, qui abrite un site connu de l'AIEA, et non considéré comme suspect.
"La Syrie a accepté le principe d'une visite", a indiqué une source proche de l'agence. Fixée au 1er avril, les détails de cette visite restent à régler.

Mais cela resterait sans incidences sur les intentions françaises, britanniques et américaines. Le représentant américain à l'AIEA a en effet déclaré que «la coopération syrienne, si elle est bienvenue, n'aurait pas d'incidence sur le constat de la violation» syrienne des règles de non-prolifération nucléaire.
En outre, il faut replacer la parution de ce rapport de l'AIEA dans le contexte de crise socio-politique que traverse actuellement le régime Al-Assad. La menace de transfert du dossier nucléaire syrien au Conseil de sécurité est une source d'affaiblissement supplémentaire du régime, à la fois à l'intérieur et à l'exterieur. Cela explique ainsi la rapidité de réaction du régime Alaouite à exprimer son souhait de coopérer avec l'Agence. De la poudre aux yeux?

Voir le rapport de l’AIEA sur la Syrie - 24/05/2011 : http://isis-online.org/uploads/isis-reports/documents/Syria_24May2011.pdf

Voir également sur le site du NY Times: http://video.nytimes.com/video/2008/04/24/world/1194817096573/a-presentation-on-syrian-korean-ties.html

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